Edition du 24 juin 2007 > Idees-debat
Bouteflika : huit ans après, quel bilan ? (1er partie)
Dix-huit mois après son élection bâclée par le désistement de l’ensemble de ses concurrents, nous nous posions la question de savoir si Bouteflika pouvait être l’homme providentiel qu’attendait l’Algérie pour la sortir de l’ornière dans laquelle elle se trouvait (El Watan des 30 et 31 octobre 2000).
Comme une majorité de citoyens, nous étions assez séduits par un président de la République qui sortait des sentiers battus de la langue de bois, qui avait fait, en un temps record, le bon diagnostic des problèmes essentiels du pays, qui promettait de les solutionner par toute une série de réformes fondamentales et qui, cerise sur le gâteau, semblait décidé à mener ces réformes à leur terme. Il nous paraissait aussi que le nouveau Président concentrait en lui (et il était le seul à pouvoir le faire) les caractéristiques qui pouvaient faire de lui un homme politique exceptionnel, capable de répondre aux attentes profondes d’un peuple blessé dans sa chair, qui a vécu une décennie de traumatismes inhumains et qui n’aspirait plus qu’à la paix et à la sérénité. Ces caractéristiques étaient une intelligence claire de la situation du pays, une volonté inébranlable de reprendre la totalité des pouvoirs jusque-là concentrés entre les mains de la haute hiérarchie militaire, une aspiration profonde à réaliser de grandes choses afin de laisser une trace indélébile dans l’histoire, et, enfin, une capacité manœuvrière hors normes.
Une campagne de séduction tous azimuts
Pour gagner en crédibilité auprès d’une population qui aspirait au changement, il avait assez rapidement entamé le processus de réformes en installant trois commissions présidées par des personnalités dont la compétence et l’indépendance étaient connues et reconnues de tous (Mohand lssad, Benali Benzaghou et Missoum Sbih) et qui étaient chargées de faire le diagnostic des secteurs de la justice, de l’éducation et de l’administration et de définir les réformes à entreprendre ainsi que les voies et moyens de leur réussite. La campagne de séduction menée au pas de charge par le nouveau Président comprenait aussi, au grand dam des familles révolutionnaire et islamiste, l’utilisation décomplexée de la langue française, redevenue « butin de guerre ». Ses interventions publiques, ainsi que les nombreux discours qu’il a faits en langue française, ont rassuré tous les cadres de formation francophone qui ont maintenu debout les machines administrative et économique du pays, dans un contexte de guerre déclarée contre l’utilisation de la langue française, non seulement au sein des institutions d’Etat mais aussi dans les entreprises. L’utilisation décomplexée du français par le président de la République valait reconnaissance officielle de cette langue en tant que langue de travail et de communication. Sa volonté permanente et publique de reprendre l’ensemble des pouvoirs que la Constitution reconnaît au président de la République, mais qui étaient en grande partie confisqués par la haute hiérarchie militaire, participait à rendre crédible un président d’un nouveau genre, caractérisé par une forte personnalité et une volonté inébranlable d’en découdre avec tous ceux qui cherchaient à limiter son champ d’action et à lui disputer le pouvoir réel.
Les atouts du Président
Indéniablement, Bouteflika rassemblait en sa personne un certain nombre de critères qui en faisaient un homme incontournable, une fois installé sur le fauteuil présidentiel : une intelligence aiguë de la situation que vivait l’Algérie, un ego hypertrophié à la limite de la mégalomanie, indispensable pour réaliser de grandes choses, une volonté d’accaparer tous les pouvoirs et d’unifier à son niveau tous les centres de décision, la capacité intellectuelle et manœuvrière d’atteindre ses objectifs, de réels talents de séducteur mis au service d’une politique œcuménique de paix et de rapprochement de tous les courants idéologiques qui traversent le pays, le profond besoin de reconnaissance internationale qu’il sait ne pouvoir acquérir qu’au prix de véritables travaux d’Hercule (le retour à la paix en Algérie, étant le premier de ces travaux). Parallèlement à ces aspects positifs, d’autres, qui le sont moins, se sont dressés devant le nouveau Président pour l’empêcher d’être cet homme providentiel, qu’il prétendait être dont le pays avait réellement besoin. Des obstacles de toutes sortes n’ont pas manqué d’être dressés devant lui, il les a surmontés les uns après les autres, comme de véritables gages par les clans du pouvoir qu’il a bridés et éliminés du centre de décision, par les ultras du mouvement islamiste qui ont refusé sa politique de concorde et de grâce amnistiante, par certains partis de l’opposition du pôle démocratique qui continuent de refuser la main tendue du Président et ses appels incessants à se ranger derrière sa bannière etc.
Les réussites du Président
Tout au long des huit ans de pouvoir, l’homme a montré sa très forte capacité manœuvrière. Il a repris tous les pouvoirs que lui donne la Constitution. Il est même allé au-delà, en ce sens qu’il est devenu la seule source de pouvoir : en quelques années, il a éliminé la totalité des contre-pouvoirs, réels (la haute hiérarchie militaire, en poste ou à la retraite) ou virtuels (les autres pouvoirs constitutionnels —législatif et judiciaire, les partis politiques de la majorité et de l’opposition, la presse indépendante, la société civile etc.). Aujourd’hui, personne ne peut prétendre que le chef de l’Etat trouve encore devant lui des pouvoirs capables de lui tracer des lignes rouges et de le maintenir dans une situation de « trois quarts de président ». Certes, il a été amené au pouvoir, en 1999, par la haute hiérarchie militaire qui pensait pouvoir le manipuler et lui fixer une ligne de conduite à laquelle il ne peut déroger, mais très rapidement, il a su se libérer de cette tutelle pesante. A son crédit, on peut aussi inscrire la très nette amélioration des conditions économiques du pays, même si cette amélioration est due, avant tout, à un prix du pétrole qui s’est maintenu à un très haut niveau pendant des années, ainsi qu’à la politique d’ajustement structurel, menée avec zèle par ses prédécesseurs et continuée par son équipe sous les auspices du FMI et de la Banque mondiale. La chance fait aussi partie des atouts du Président. C’est, en effet, à elle seule qu’il doit de compter sur des caisses bien pleines, ce que ses prédécesseurs n’avaient pas pu avoir. Par contre, ce qui est à mettre à son crédit, c’est d’avoir su gérer cette manne financière en « bon père de famille » et de l’avoir utilisée pour effacer presque totalement la dette extérieure du pays. Par ailleurs, la paix qu’il a voulue et dont il a défini les contours n’est pas totalement au rendez-vous, même si la situation sécuritaire s’est réellement améliorée. Les investissements étrangers qu’il appelait de ses vœux ne se bousculent toujours pas au portillon, à l’exception des capitaux arabes à la recherche d’opportunités d’investissement juteux et immédiatement rentables (rappelons-nous les déclarations du Président qui, dès son installation, assurait que des milliards de dollars arabes attendaient aux frontières des signes d’amélioration de la situation sécuritaire pour se déverser en Algérie). L’étau qui enserrait l’Algérie au cours de la décennie rouge s’est sensiblement desserré : le pays n’est plus au ban des sociétés, grâce à une politique étrangère plus dynamique, au retour à un niveau de sécurité acceptable et à un confortable matelas de devises qui aiguise les appétits des firmes étrangères. L’empreinte du Président est visible dans cette embellie : ses rapports personnels avec les autres chefs d’Etat (y compris les plus grands), son habileté à défendre les atouts de l’Algérie sur la scène internationale, ses bons offices réussis dans la résolution de certains conflits africains, sa proximité avec les chefs d’Etat des pays émergents les plus emblématiques, son réalisme et son rejet de l’idéologie en tant que base des relations internationales, tout cela a fait qu’assez rapidement la voix de l’Algérie s’est remise à se faire entendre dans le concert des nations.
Les échecs
La machine économique reste grippée et est en attente de réformes en profondeur qui se font toujours attendre. L’Algérie ne fonctionne que grâce à la manne pétrolière qui déverse sur le pays des milliards de dollars annuellement. Cette manne a permis au Président de décider et d’appliquer une politique de désendettement vis-à-vis de l’extérieur. Les privatisations, mille fois annoncées, se font au ralenti et de manière tellement tatillonne qu’elles n’intéressent plus les sociétés étrangères, préférées initialement aux éventuels repreneurs nationaux. Le pouvoir d’achat des citoyens ne s’est pas amélioré malgré la réelle embellie financière : les salaires restent à des niveaux très bas, malgré les quelques augmentations décidées par les pouvoirs publics. Le chômage continue de sévir, malgré les chiffres optimistes publiés par l’ONS et les pouvoirs publics, annonçant pour bientôt un taux de chômage à un seul chiffre. Le système scolaire distille toujours une idéologie malsaine opposée à toute modernisation de la société, continue d’appliquer la méthode des recettes toutes faites pour la résolution des problèmes de tout ordre et persiste à former des têtes « bien pleines » au lieu de « têtes bien faites ». Il continue donc de mal former les citoyens et les travailleurs de demain : il refuse obstinément de se réformer et de se mettre au diapason de ce qui se fait dans les pays avancés. L’espoir né des conclusions du rapport de la commission Benzaghou est vite retombé au regard de l’immobilisme de ceux qui sont censés les appliquer. Les autres chantiers de réformes déclarés prioritaires — justice et administration — sont tout autant bloqués.
Bouteflika : huit ans après, quel bilan ? (1er partie)
Dix-huit mois après son élection bâclée par le désistement de l’ensemble de ses concurrents, nous nous posions la question de savoir si Bouteflika pouvait être l’homme providentiel qu’attendait l’Algérie pour la sortir de l’ornière dans laquelle elle se trouvait (El Watan des 30 et 31 octobre 2000).
Comme une majorité de citoyens, nous étions assez séduits par un président de la République qui sortait des sentiers battus de la langue de bois, qui avait fait, en un temps record, le bon diagnostic des problèmes essentiels du pays, qui promettait de les solutionner par toute une série de réformes fondamentales et qui, cerise sur le gâteau, semblait décidé à mener ces réformes à leur terme. Il nous paraissait aussi que le nouveau Président concentrait en lui (et il était le seul à pouvoir le faire) les caractéristiques qui pouvaient faire de lui un homme politique exceptionnel, capable de répondre aux attentes profondes d’un peuple blessé dans sa chair, qui a vécu une décennie de traumatismes inhumains et qui n’aspirait plus qu’à la paix et à la sérénité. Ces caractéristiques étaient une intelligence claire de la situation du pays, une volonté inébranlable de reprendre la totalité des pouvoirs jusque-là concentrés entre les mains de la haute hiérarchie militaire, une aspiration profonde à réaliser de grandes choses afin de laisser une trace indélébile dans l’histoire, et, enfin, une capacité manœuvrière hors normes.
Une campagne de séduction tous azimuts
Pour gagner en crédibilité auprès d’une population qui aspirait au changement, il avait assez rapidement entamé le processus de réformes en installant trois commissions présidées par des personnalités dont la compétence et l’indépendance étaient connues et reconnues de tous (Mohand lssad, Benali Benzaghou et Missoum Sbih) et qui étaient chargées de faire le diagnostic des secteurs de la justice, de l’éducation et de l’administration et de définir les réformes à entreprendre ainsi que les voies et moyens de leur réussite. La campagne de séduction menée au pas de charge par le nouveau Président comprenait aussi, au grand dam des familles révolutionnaire et islamiste, l’utilisation décomplexée de la langue française, redevenue « butin de guerre ». Ses interventions publiques, ainsi que les nombreux discours qu’il a faits en langue française, ont rassuré tous les cadres de formation francophone qui ont maintenu debout les machines administrative et économique du pays, dans un contexte de guerre déclarée contre l’utilisation de la langue française, non seulement au sein des institutions d’Etat mais aussi dans les entreprises. L’utilisation décomplexée du français par le président de la République valait reconnaissance officielle de cette langue en tant que langue de travail et de communication. Sa volonté permanente et publique de reprendre l’ensemble des pouvoirs que la Constitution reconnaît au président de la République, mais qui étaient en grande partie confisqués par la haute hiérarchie militaire, participait à rendre crédible un président d’un nouveau genre, caractérisé par une forte personnalité et une volonté inébranlable d’en découdre avec tous ceux qui cherchaient à limiter son champ d’action et à lui disputer le pouvoir réel.
Les atouts du Président
Indéniablement, Bouteflika rassemblait en sa personne un certain nombre de critères qui en faisaient un homme incontournable, une fois installé sur le fauteuil présidentiel : une intelligence aiguë de la situation que vivait l’Algérie, un ego hypertrophié à la limite de la mégalomanie, indispensable pour réaliser de grandes choses, une volonté d’accaparer tous les pouvoirs et d’unifier à son niveau tous les centres de décision, la capacité intellectuelle et manœuvrière d’atteindre ses objectifs, de réels talents de séducteur mis au service d’une politique œcuménique de paix et de rapprochement de tous les courants idéologiques qui traversent le pays, le profond besoin de reconnaissance internationale qu’il sait ne pouvoir acquérir qu’au prix de véritables travaux d’Hercule (le retour à la paix en Algérie, étant le premier de ces travaux). Parallèlement à ces aspects positifs, d’autres, qui le sont moins, se sont dressés devant le nouveau Président pour l’empêcher d’être cet homme providentiel, qu’il prétendait être dont le pays avait réellement besoin. Des obstacles de toutes sortes n’ont pas manqué d’être dressés devant lui, il les a surmontés les uns après les autres, comme de véritables gages par les clans du pouvoir qu’il a bridés et éliminés du centre de décision, par les ultras du mouvement islamiste qui ont refusé sa politique de concorde et de grâce amnistiante, par certains partis de l’opposition du pôle démocratique qui continuent de refuser la main tendue du Président et ses appels incessants à se ranger derrière sa bannière etc.
Les réussites du Président
Tout au long des huit ans de pouvoir, l’homme a montré sa très forte capacité manœuvrière. Il a repris tous les pouvoirs que lui donne la Constitution. Il est même allé au-delà, en ce sens qu’il est devenu la seule source de pouvoir : en quelques années, il a éliminé la totalité des contre-pouvoirs, réels (la haute hiérarchie militaire, en poste ou à la retraite) ou virtuels (les autres pouvoirs constitutionnels —législatif et judiciaire, les partis politiques de la majorité et de l’opposition, la presse indépendante, la société civile etc.). Aujourd’hui, personne ne peut prétendre que le chef de l’Etat trouve encore devant lui des pouvoirs capables de lui tracer des lignes rouges et de le maintenir dans une situation de « trois quarts de président ». Certes, il a été amené au pouvoir, en 1999, par la haute hiérarchie militaire qui pensait pouvoir le manipuler et lui fixer une ligne de conduite à laquelle il ne peut déroger, mais très rapidement, il a su se libérer de cette tutelle pesante. A son crédit, on peut aussi inscrire la très nette amélioration des conditions économiques du pays, même si cette amélioration est due, avant tout, à un prix du pétrole qui s’est maintenu à un très haut niveau pendant des années, ainsi qu’à la politique d’ajustement structurel, menée avec zèle par ses prédécesseurs et continuée par son équipe sous les auspices du FMI et de la Banque mondiale. La chance fait aussi partie des atouts du Président. C’est, en effet, à elle seule qu’il doit de compter sur des caisses bien pleines, ce que ses prédécesseurs n’avaient pas pu avoir. Par contre, ce qui est à mettre à son crédit, c’est d’avoir su gérer cette manne financière en « bon père de famille » et de l’avoir utilisée pour effacer presque totalement la dette extérieure du pays. Par ailleurs, la paix qu’il a voulue et dont il a défini les contours n’est pas totalement au rendez-vous, même si la situation sécuritaire s’est réellement améliorée. Les investissements étrangers qu’il appelait de ses vœux ne se bousculent toujours pas au portillon, à l’exception des capitaux arabes à la recherche d’opportunités d’investissement juteux et immédiatement rentables (rappelons-nous les déclarations du Président qui, dès son installation, assurait que des milliards de dollars arabes attendaient aux frontières des signes d’amélioration de la situation sécuritaire pour se déverser en Algérie). L’étau qui enserrait l’Algérie au cours de la décennie rouge s’est sensiblement desserré : le pays n’est plus au ban des sociétés, grâce à une politique étrangère plus dynamique, au retour à un niveau de sécurité acceptable et à un confortable matelas de devises qui aiguise les appétits des firmes étrangères. L’empreinte du Président est visible dans cette embellie : ses rapports personnels avec les autres chefs d’Etat (y compris les plus grands), son habileté à défendre les atouts de l’Algérie sur la scène internationale, ses bons offices réussis dans la résolution de certains conflits africains, sa proximité avec les chefs d’Etat des pays émergents les plus emblématiques, son réalisme et son rejet de l’idéologie en tant que base des relations internationales, tout cela a fait qu’assez rapidement la voix de l’Algérie s’est remise à se faire entendre dans le concert des nations.
Les échecs
La machine économique reste grippée et est en attente de réformes en profondeur qui se font toujours attendre. L’Algérie ne fonctionne que grâce à la manne pétrolière qui déverse sur le pays des milliards de dollars annuellement. Cette manne a permis au Président de décider et d’appliquer une politique de désendettement vis-à-vis de l’extérieur. Les privatisations, mille fois annoncées, se font au ralenti et de manière tellement tatillonne qu’elles n’intéressent plus les sociétés étrangères, préférées initialement aux éventuels repreneurs nationaux. Le pouvoir d’achat des citoyens ne s’est pas amélioré malgré la réelle embellie financière : les salaires restent à des niveaux très bas, malgré les quelques augmentations décidées par les pouvoirs publics. Le chômage continue de sévir, malgré les chiffres optimistes publiés par l’ONS et les pouvoirs publics, annonçant pour bientôt un taux de chômage à un seul chiffre. Le système scolaire distille toujours une idéologie malsaine opposée à toute modernisation de la société, continue d’appliquer la méthode des recettes toutes faites pour la résolution des problèmes de tout ordre et persiste à former des têtes « bien pleines » au lieu de « têtes bien faites ». Il continue donc de mal former les citoyens et les travailleurs de demain : il refuse obstinément de se réformer et de se mettre au diapason de ce qui se fait dans les pays avancés. L’espoir né des conclusions du rapport de la commission Benzaghou est vite retombé au regard de l’immobilisme de ceux qui sont censés les appliquer. Les autres chantiers de réformes déclarés prioritaires — justice et administration — sont tout autant bloqués.